carnet noir n°64
/ 2002
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Mercredi 18 décembre 2002
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La poule est bloquée.
Le Renard aussi dailleurs.
Dans la grande ville au fond de la forêt,
ou
bien est-ce dans la grande forêt au fond de la ville ?
Peu importe ! Le Renard et la poule sont donc tous deux bloqués,
chacun de son côté une patte prise dans une racine,
une de ces racines qui ne vous lâche pas.
Oui, quand elle vous attrape on a vraiment
de la peine à sen défaire ! Vous courez
droit devant vous, sans penser à rien dautre que
de suivre joyeusement votre chemin et pan ! Vous trébuchez
le pied pris dans une racine qui dépasse malencontreusement
à quelques mètres dun grand arbre, un chêne
majestueux qui vous enchaîne ainsi sournoisement sans que
vous vous en doutiez le moins du monde.
Secoué, meurtri, à vrai dire
un peu groggy, vous vous relevez, avec quelques ecchymoses, prêt
à reprendre votre route, tandis que la racine, profitant
de votre semi inconscience, se serre autour de votre cheville
comme un lasso. Dès ce moment, elle ne vous lâche
plus. Vous me direz que, bloqué ainsi, vous allez vous
en rendre compte et tenter immédiatement de briser ce lien
qui vous enserre. Que nenni ! Point du tout. Quelle méconnaissance
des mécanismes mystérieux de la nature et de sa
psychologie ! Non, vous ne vous en apercevez même pas.
Vous ne sentirez rien jusquau jour où larbre
centenaire tirera sur sa racine. Peut-être sera-t-elle au
bout de sa course ? Peut-être votre sensibilité
se sera développée ? Jusque-là, vous
aurez limpression de marcher sans problème. La racine
vous suivra sous terre partout où vous irez, bien arrimée
à votre jambe, sans que vous vous en doutiez le moins du
monde. Elles savent se faire discrètes, et sont capables
de sallonger indéfiniment. Elles peuvent traverser
les océans les plus profonds et franchir les plus hautes
montagnes sans lâcher prise. Bien sûr, par moments
elles entravent un peu votre marche. Leur élasticité,
dans certains cas, peut être réduite, et vous avez
de la peine à avancer. Mais alors vous incriminez votre
propre manque de souplesse. Vous faites des exercices, vous tournez
en rond le temps que votre racine retrouve la sienne. Tout dun
coup vous vous sentez de nouveau libre, et vous repartez de plus
belle, avec elle qui vous suit encore partout. Votre vie est faite
de ces petits arrêts auxquels vous vous habituez et, un
jour, la racine a atteint sa dimension maximum. Alors là,
larrêt est brusque, la chute brutale. Vous êtes
tellement loin de larbre que vous ne comprenez rien à
ce qui vous arrive. Impossible pour vous de trouver la juste relation
entre la cause et leffet ! La seule chose que vous
pouvez constater cest que vous ne pouvez plus avancer. Dici
que vous compreniez que votre patte est prise dans la racine dun
grand chêne qui vous enchaîne, vous pouvez glander
un bon et long moment
. Voilà ! Cest ce
qui vient darriver à la poule dans la grande forêt
au fond de la ville, et aussi au Renard dans la grande ville au
fond de la forêt.
Leur intelligence et leur courage à
tous deux ne sont pas remis en cause car comme un seul homme,
bien quapparemment séparés, ils sont prêts
à se battre héroïquement avec linvisible
dragon serpentin aux têtes multiples auquel ils associent
ce blocage aussi soudain quinattendu. Dautant plus
quil leur semble aussi reconduire, dune manière
plus radicale, tous les petits blocages quils ont vécus,
chacun de leur côté, depuis leur départ du
poulailler, ou peut-être depuis plus loin encore, depuis
leur naissance respective, ou même avant
Mais, pour
linstant, ils ne savent pas vraiment ce qui leurs arrivent.
Ils ne réalisent pas ce qui les lie ainsi au sol. Faute
de dragon apparent avec lequel se confronter bravement, ils glandent
sur place, comme les descendants du grand chêne, en écoutant
résonner au loin, mi-taureaux, mi-lions, les brames des
grands cerfs quils aimeraient bien rejoindre.
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Dimanche 22 décembre 2002 |
Au fond de la caverne, immergé
dans le chaud liquide dor, après lapparition
de la chair qui le recouvre, le squelette retrouve peu à
peu aussi sa peau. Elle se reconstitue très lentement,
dabord comme une très fine pellicule, microscopique.
Au mêmes moments, la poule de son
côté, bloquée sur place, constate enfin que
cest une racine qui la retient ainsi solidement, une racine
dans laquelle elle a du se prendre la patte, juste au dessus de
lergot, et qui sest resserrée comme un nud
coulant.
Aux mêmes moments, cest le même
constat pour le Renard qui tente vainement de couper sa racine
avec ses crocs. Il comprend aussi pourquoi, privé ainsi
de lune de ses pattes de renard, il a perdu sa chance proverbiale.
Devant limpossibilité de se
libérer, ils tirent tout les deux en même temps,
chacun de son côté, chacun sur sa racine, en sapercevant
quelle sort du sol sur plusieurs mètres sans quils
parviennent jamais, malgré tous leurs efforts, ni à
la briser ni à sen débarrasser. Après
mure réflexion, devant lévidence, chacun pour
soi, ils décident de la suivre jusquà son
origine, jusquà larbre quelle alimente.
« Peut-être que là
une solution apparaîtra ! », pensent-ils
dans leurs têtes embrouillées de poule et de renard.
Au fur et à mesure quils avancent,
au fur et à mesure quils les dégagent de terre,
les racines élastiques se rétractent. Elles restent
toujours aussi tendues, fixement rivées à leurs
pattes.
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Vendredi 27 décembre 2002
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La poule nen fini pas de tirer
sur sa racine. Cest quelle semble non seulement dune
solidité à toute épreuve, mais aussi dune
longueur quon naurait jamais pu soupçonner.
A certain point du parcours, quand cela devient pénible,
voire presque impossible de la sortir de terre, la poule saperçoit
quelle est emmêlée avec une autre racine qui
croise son chemin. Si, enfin, elle parvient à les sortir
toutes deux, elle se trouve, tout dun coup, non seulement
bloquée mais divisée et écartelée
entre deux directions complètement divergentes. Pour poursuivre
sa route, et suivre uniquement sa propre racine, la poule doit
alors les démêler. Il lui faut dénouer les
entrelacements en passant au travers dune boucle, puis dans
une autre, en faisant très attention de ne pas tirer dans
un sens qui resserrerait les nuds. Après un interminable
temps labyrinthique et dimpossibles et pénibles contorsions,
les deux racines sont enfin séparées. La poule peut
de nouveau suivre la sienne sans entraîner lautre,
et elle reprend sa route en dégageant facilement cet encombrant
fil à la patte qui se retend constamment au rythme de son
avance ; et ceci jusquà un prochain croisement
où il lui faut encore tout recommencer.
Le Renard accomplit de son côté
le même travail et, même si il est plus souple, ne
pouvant trancher tous ces nuds gordiens auxquels il est
confronté, il se démène et se contorsionne
tout autant en sessoufflant jusquà ce que sa
racine, rivée comme un boulet à sa cheville, finalement
indépendante, naie plus rien à faire avec
lautre.
Chacun, de son côté, tire sur
sa racine, la dégage de terre et suit le chemin quil
découvre avec elle. Tirer, dégager, avancer. Tirer,
dégager et avancer. Tirer, dégager, avancer et,
tout dun coup, devoir démêler, dénouer
dans dinvraisemblables acrobaties, et encore tirer, être
bloqué et débrouiller, délacer, séparer
et dégager, avancer encore -pattes en sang et courbatures
dans tout le corps- jusquau moment où, exténués,
ils se retrouvent pantois, lun en face de lautre,
leurs deux racines intimement entrelacées comme des écheveaux
complètement enchevêtrés.
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Mardi 31 décembre 2002 |
La poule et le Renard sont donc de nouveau
face à face, les yeux dans les yeux, mais cette fois avec
un problème de taille : Ils ne peuvent faire un pas de
plus sans serrer les nuds de leurs racines respectives entremêlées
dune manière incompréhensible.
Dès le premier essai de faire encore
un mouvement, ils ont bien saisi que toute tentative de sapprocher
ainsi était vouée à léchec et
quelle risquait de les emprisonner lun et lautre
en les enchaînant lun à lautre dune
manière inextricable. La seule chance qui leur restait
de poursuivre leur vie librement, et de pouvoir se rencontrer
en toute indépendance, était de démêler
avec soin les nuds invraisemblables quavaient tissé
leurs racines. Et pour cela, il fallait utiliser tout autant la
ruse ingénieuse du Renard que la persévérance
obstinée de couveuse quavait su démontrer
la poule avec son uf dor.
Sans bouger, au risque denchevêtrer
encore plus les racines, ils se regardèrent longuement
dans les yeux jusquau moment où ils eurent le sentiment
davoir atteint cet accord tacite de pouvoir, dans un ballet
concertant, tout faire ensemble pour se sortir de ce mauvais pas.
Dès ce moment, celui qui serait passé
par là par hasard aurait pu assister à une bien
étrange danse entre une poule et un renard (car, bien sûr,
pour toute personne extérieure, ce genre de racine demeure
invisible) : Ils sapprochaient et séloignaient
lun de lautre, tournaient, sautaient, gesticulaient
dans une chorégraphie inattendue. Lun se pliait dans
une position acrobatique, tandis que lautre, en train de
ramper, levait et baissait la tête, puis faisait pareil
avec les pattes quil finissait, après un répit,
le cou tendu, par écarter au maximum. Alors, son comparse
en profitait pour se faufiler au travers en faisant un roulé-boulé
qui se terminait en chandelle dans un battement daile. Par
moments, ils prenaient de la distance pour se retrouver ensemble
grâce à un cheminement bizarre fait de contorsions
insoupçonnées et de positions désarticulées.
Enfin rassemblés, lun tout contre lautre, comme
des serpents ondulants, ils passaient, langoureusement unis, du
ventre au dos, de la queue à la tête, du cul à
la crête, dentre les pattes sous les ailes, pour tout
dun coup se séparer et faire pareil, chacun de son
côté, les pattes en lair, le bec dans la terre,
la queue entre les jambes, la truffe au ciel, avant de se croiser
à nouveau pour jouer une parodie de saute-mouton, tantôt
la poule bondissant, tantôt le renard dessus, pour se serrer
encore une fois intimement face à face, sur le côté,
en tête-bêche ou gueule et bec comme dans un baiser.
Cela ne durait jamais longtemps car ils changeaient constamment
de position, séparés ou rapprochés, reprenant
par instants leur souffle, mais toujours concentrés. Parfois,
ils avaient ensemble les yeux rivés sur un point apparemment
invisible jusquà ce que lun deux sy
précipite la tête la première pour repartir
immédiatement dans le sens opposé, y revenir aussi
soudainement en sautant, et plonger enfin dans une nouvelle direction
avant de souffler un peu en fixant un autre point semblant avoir
un intérêt tout autant primordial.
Cette danse, spectaculaire et rocambolesque
pour le passant éventuel, était éprouvante
pour les protagonistes. Elle dura un temps qui leur sembla interminable,
peut-être soixante-quatre heures ou beaucoup plus, en tous
les cas plusieurs jours et nuits. Ils ne le savent pas vraiment
tellement ils ont été pris par lenjeu. Par
contre, ce qui est certain, sils lavaient compté,
ils se seraient aperçu que pour dénouer complètement
leur racines ils avaient du utiliser 108 positions différentes.
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